Yves Hélory
de Kermartin sur les
chemins des saints légendaires d'Armorique
*** Daniel
Giraudon ***
Daniel Giraudon est
Gallo du Trégor. il est à
Binic. Il est Professeur des universités
de breton (émérite) à l’Université de
Bretagne Occidentale, chercheur au CRBC
(Centre de Recherche Bretonne et
celtique), collaborateur à la revue
ArMen et auteur de nombreux articles
dans diverses revues, Skol Vreizh,
Annales de Bretagne, Musique bretonne,
Kreiz, Klask, Al Liamm, Brud nevez.
Chercheur de terrain, il
parcourt depuis une quarantaine d’années
les campagnes de Basse et Haute Bretagne
pour recueillir dans la mémoire des
anciens le patrimoine de notre culture
populaire. |
On a coutume de dire
qu'il vaut mieux s'adresser à Dieu qu'à ses saints.
En Bretagne, on aurait plutôt tendance à penser le
contraire et plus particulièrement en Trégor-Goëlo
où l'on place saint Yves au dessus de tout et de
tous.
Dans l'ancien évêché
de Tréguier où il naquit et vécut au XIIIème siècle,
sa présence est aujourd'hui encore extraordinaire.
Sa statue trône dans toutes les églises et chapelles
du pays. Il a donné son nom à de nombreuses
personnes et de nombreux lieux. Ses reliques, des
objets lui ayant appartenu sont, ici et là,
pieusement conservés. On montre les chemins qu'il
aurait parcourus, les lieux où il se serait arrêté.
On attend encore ses miracles.
Sous l'effet de
l'imagination populaire, il entre de plain-pied dans
la légende dorée de nos vieux saints bretons. Il
cristallise sur lui les différents motifs
folkloriques attachés aux premiers évangélisateurs
et anachorètes de l'Armorique. De Trédrez à
Beauport, on le suit pas à pas, tant le long des
sentes sinueuses qu'à travers champs, ruisseaux ou
rivières. Les plus vieux content à son sujet mille
anecdotes.
C'est au mois de mai
qu'a lieu la grande fête religieuse, le grand pardon
du saint. Les deux offices célébrés en son honneur,
au même moment, en deux endroits différents, sur
deux territoires distincts, illustrent cette
impression d'un saint partagé entre le riche et le
pauvre. A Tréguier, les personnes de haut rang se
rassemblent dans la cathédrale. Au Minihy, les gens
du peuple affluent dans l'église paroissiale. Ce
jour-là encore, il y a deux processions : celle de
Tréguier sort en grande pompe le chef de saint Yves
dans son reliquaire pour le conduire sur ses terres.
Les pèlerins du Minihy, quant à eux, vont en cortège
à sa rencontre aux limites de son fief, puis font
avec lui un bout de chemin jusqu'à son ancienne
chapelle. Ils le sentent heureux d'avoir quitté la
sacristie de la cathédrale où on l'a mis en exil et
lorsque vient l'heure du retour, ils ne manquent pas
de remarquer son chagrin. Dès que la foule reprend
la direction de Tréguier, la châsse vitrée se couvre
subitement de buée et certains de dire : Sellet,
sant Erwan o ouelañ gant kuñv da guitaat ar ger,
dour 'ruilhal gant e visaj, Regardez saint Yves qui
pleure, il est triste de quitter sa maison, des
larmes lui coulent sur le visage.
L'ambivalence du
personnage et de son culte est encore renforcée par
l'existence de deux tombeaux : d'une part, le
mausolée flamboyant abrité dans la cathédrale de
Tréguier, d'autre part, le monument fruste installé
en plein air dans l'enclos de l'église du Minihy.
Ainsi, Tréguier et le Minihy se disputent-ils
l'honneur de posséder la dernière demeure de saint
Yves; mais c'est à celle du Minihy que va la
préférence du petit peuple comme le rappelle Anatole
Le Braz " Le tombeau édifié dans la cathédrale le
fut pour les riches, ceux qui recherchent le luxe et
les beautés factices de l'art jusque dans les objets
de leur dévotion.
Mais la foule des
humbles ne désertera jamais les petits sentiers du
Minihy. C'est là que repose l'ami des pauvres qui
voulut être enterré pauvrement. Pour les gens du
peuple, qui se rendaient au Minihy, l'église restait
et reste ouverte toute la nuit pour une veillée de
prières et une messe. Autrefois, ils ne s'estimaient
dignes d'y entrer qu'après en avoir fait neuf fois
le tour en récitant pieusement leur chapelet. Ce soir-là, saint
Yves se manifestait miraculeusement pour eux. A
minuit, racontent les anciens, le saint étendait le
bras pour bénir l'assistance prosternée. A ce moment
précis, on se gardait bien de lever la tête vers la
statue du saint car comme l'écrivait Ernest Renan :
s'il y avait dans la foule un seul incrédule qui
levât les yeux pour voir si le miracle était réel,
le saint, justement blessé de ce soupçon, ne
bougeait pas, et, par la faute du mécréant, personne
n'était béni.
Au Minihy encore
jusqu'à la dernière guerre, le manoir de Kermartin
et les fermes alentour ouvraient leur porte aux plus
démunis, comme au temps de saint Yves. Dans
l'ancienne demeure du saint, ils recueillaient une
parcelle de sainteté en passant la main sur le lit
dans lequel saint Yves était mort. Ce lit-clos en
chêne, malheureusement, brûla dans un incendie en
1907. A défaut d'avoir conservé le chef de saint
Yves, le Minihy s'est vu confier son bréviaire. Il
est préservé dans l'église paroissiale. Il fut hélas
mutilé par des pèlerins peu scrupuleux mais
tellement désireux de posséder un fragment autrefois
parcouru par les yeux du père des pauvres.
De la même manière,
en confiant à Louannec la garde de la chasuble dont
saint Yves aurait fait usage, on a sans doute voulu,
comme au Minihy, laisser sur place une part de
l'héritage du saint.
On sait d'après le
procès de canonisation que, par mortification, saint
Yves délaissait toujours le confort de la plume pour
adopter la rigueur du sol. Les prétendues chambres
de Saint Yves ne manquent pourtant pas dans le
Trégor On remarquera qu'elles sont toutes situées
dans des maisons nobles, plaçant à nouveau saint
Yves entre le pauvre et le riche.
Mais saint Yves
n'était pas homme à dormir dans la plume, et c'est
ici que l'on retrouve notre saint Yves du peuple qui
va prendre sa dimension légendaire. Les témoins de
son temps en font état : au matin ses hôtes
découvrent que le bon lit préparé à son intention
n'est pas défait, le saint ayant préféré reposer à
la dure sur le plancher de la pièce. Suivant
l'exemple de ses devanciers des premiers temps de
l'évangélisation de la Bretagne, il aimait à se
mortifier encore plus en couchant sur le granit.
Le Trégor est riche
en literie mégalithique de cette époque. Ainsi
peut-on voir les lits de saint Idunet à Pluzunet, de
saint Maudez à Lanmodez, de saint Gildas à Penvénan,
de saint Gonéry à Plougrescant, de saint Tudy à
Ploézal, de saint Samson à Pleumeur-Bodou...
Saint Yves, plus
saint que les saints, avait deux "chambres" de
pierre. Ce sont deux anciens dolmens situés
respectivement à Louannec, dont une description est
accessible
ici, et à Trédrez, deux
paroisses dont il fut recteur. Trédrez, avec fierté,
montre le sien dans la lande pentue située face à la
mer, entre Toull ar Vilin et Beg ar Forn. C'est là
que Dom Erwan allait méditer et faire pénitence
devant la vaste étendue d'eau et de sable de la
Lieue de grève.
Mais ce n'est pas
tout. A Trédrez toujours, sur la route qui conduit
de Kervorgan à la grève, dans un petit champ encore
nommé park bihan Sant Erwan, se trouvait un bloc de
pierre que le peuple appelait : plueg Sant Erwan, le
chevet de saint Yves. Les paysans disaient quesaint
Yves, dans ses nuits de contrition et d'ascétisme
extrême, n'avait pas d'autre oreiller et ils
respectaient cette pierre, se signaient quand ils
passaient près d'elle et, même la nuit, plus d'un
venait secrètement poser sa tête à l'endroit où
avait souvent reposé celle du saint. Plusieurs fois
cette pierre avait été enclavée dans des talus et
clôtures de champs. Mais elle était toujours
mystérieusement remise à la place où on l'avait
prise. Cependant, cet oreiller dit de saint Yves,
est à présent fixé à l'entrée du cimetière de
Trédrez (Trédrez-Locquémeau) que voici décrit
ici.
Dans cette même
paroisse de Trédrez, on trouve encore deux
magnifiques pierres à cupules nommées par le peuple,
kadorSant Erwan chaise de saint Yves, avec prie-Dieu
et bénitier, à Milin Awel et skabell Sant Erwan
chaise de saint Yves, à Ponchoù mein. Le saint s'y
asseyait, dit-on, pour lire son bréviaire, méditer,
faire une pause, ou rendre la justice.
Dans la commune
voisine de Ploulec'h, à Milin Awel, les anciens
montrent également une chaise de saint Yves.Cette
manière de désigner nommément ces reposoirs
correspond encore à ce que la tradition a retenu
pour les saints des premiers temps.
Sur la grève de
Locquémeau, par exemple, on montre le siège de saint
Kemo, à l'île Maudez, celui de saint Maudez.
Les jalons de pierre,
mein sant Erwan, pierres de saint Yves. De Trédrez à
Beauport, d'autres marques subsistent qui témoignent
du passage du saint. Elles n'ont pas manqué
d'alimenter l'imagination populaire. Voici ce qu'en
disait Perrine Thomas de Tréguignec à Anatole Le
Braz en 1894: " Du temps que le saint était recteur
de Louannec, il allait tous les samedis soirs
coucher au manoir de Kervarzin en Minihy-Tréguier.
Il éprouvait souvent le besoin de s'asseoir au bord
de la route, pour reprendre haleine. Or, en ce
temps-là, les champs étaient pleins de rochers. Dès
que le saint manifestait le désir de se reposer, une
de ces pierres, la plus voisine, sautait d'elle-même
par dessus haies et talus et venait s'offrir à lui
en guise de siège. Une fois qu'il s'était assis sur
elles, ces pierres ne bougeaient plus : elles
étaient consacrées. Après je ne sais combien de
centaines d'années, elles sont toujours à la même
place.
Des cultivateurs sans
scrupules ont parfois imaginé de s'en servir pour
construire leurs talus. Elles se laissaient
transporter mais dans la nuit - à l'heure où,
dit-on, le saint passe, comme aux jours anciens -
elles regagnaient leur poste, sur le bord de la
route. Elles jalonnent le chemin comme les stations
d'un calvaire de pitié. Qui s'y assied, la douleur
dans l'âme, se relève consolé ; qui s'y repose,
accablé de fatigue, marche ensuite comme s'il lui
avait poussé des ailes...
Beaucoup de ces
pierres ont hélas disparu aujourd'hui, victimes
notamment de l'élargissement des routes. On aimerait
pourtant retrouver celle qui lui servait de cloche
comme le rapporte un ancien du pays : Quand il
prenait la direction de Lancerf, saint Yves frappait
sur une pierre avec son bâton, comme sur une cloche,
pour inviter ses fidèles à venir l'entendre : Sant
Erwan a deue da Lanserf da brezeg. Ewit gelven an
dud e save e vazh war e garreg evel tri daol kurun.
Neuze an dud pa glevent en em hastent dont da selaou.
Deus partout a deue an dud. Saint Yves venait
prêcher à Lancerf. Pour appeler les gens, il
frappait trois coups de bâtons, comme le tonnerre,
sur le rocher. Alors les gens, quand ils
entendaient, se dépêchaient de venir l'écouter. Les
gens venaient de partout.
Néanmoins, il
subsiste des pierres dédiées à saint Yves. C'est le
cas, par exemple, à Hengoat (commune déléguée de 'La Roche-Jaudy'
depuis janvier 2019), que mentionne la carte IGN 0814 OT sous l'appellation
''Pierre de saint Yves" dont une description est
directement accessible
ici.
On ne peut s'empêcher
de faire ici un nouveau rapprochement avec un saint
des premiers siècles, saint Gildas, dont la cloche
de pierre est visible dans l'église de Bieuzy dans
le Morbihan. A Lancerf, la pierre sonnante a
malheureusement disparu.
Les empreintes
merveilleuses :
Tout objet qui sort
de l'ordinaire et offre un caractère un tant soit
peu étrange, frappe l'imagination du peuple et
devient facilement le sujet d'une légende. Les
empreintes laissées dans la pierre ont ainsi fait
travailler bien des esprits. Comme précédemment pour
les lits et les chaises, une croyance relative à un
saint celtique du secteur a pu inspirer
l'imagination populaire et être appliquée à saint
Yves.
Sur les chemins
fréquentés par le saint, on nous a montré les traces
qu'il laissa sur deux longues pierres plates qui
servaient autrefois de pont. La première est en
Plounez, à Keranno. La seconde dalle se trouve dans
le bois de Plourivo, à Pontroz. Dans une lande de
Hengoat, à Crec'h Bleiz, on nous a encore fait
découvrir la trace de son genou sur un rocher.
Autrefois, les
familles en promenade s'y arrêtaient et les mères
faisaient embrasser pieusement l'endroit où, selon
la tradition, le saint s'était maintes fois
agenouillé.
A Penvénan, au
carrefour de Kroaz Skijo, on voit encore aujourd'hui
la plus connue de toutes ces pierres merveilleuses.
Tous les ans, au mois de mai, des fidèles ne
manquent jamais de la fleurir. On se garde bien de
la déplacer. On a pourtant cherché à l'enfoncer dans
le talus. "Elle est toujours ressortie de la terre",
racontent les voisins. Il y a quelques années, un
cultivateur avait voulu la retourner avec son
tracteur. Le lendemain l'imprudent était, paraît-il,
couvert de furoncles.
A Tréguier, sur le
parcours de la procession qui se rend au Minihy, on
remarque dans un vieux mur une pierre qui porte cinq
trous, la marque des doigts du saint. Les pèlerins
avaient pour coutume d'y placer les leurs dans
l'espoir de recueillir le fluide de sainteté de
maître Yves. A Binic, saint Gilles a de la même
façon imprimé dans le roc la trace de ses doigts.
Enfin, au lieu-dit
Pabu en Pommerit-Jaudy, un bloc rocheux porte des
traces de griffes. La légende dit que saint Yves et
Satan se seraient affrontés pour la propriété de la
cathédrale de Tréguier. Le diable aurait annoncé
qu'il couronnerait le clocher avec cette pierre qui
se trouvait dans l'étang attenant. En fait, il
aurait réussi à l'extraire de l'eau mais jamais à la
transporter plus loin. La pierre est toujours là et
les stries aussi.
Nous voilà de nouveau
en compagnie des vieux saints d'Armorique. Saint
Samson et saint Tugdual, par exemple, furent de
même, impliqués dans une épreuve de force avec le
démon.
Les empreintes dans
la pierre sont pour le peuple un signe indiscutable
du passage du saint. Mais il ne s'en contente pas,
il lui faut d'autres preuves. C'est sur l'eau qu'il
va maintenant porter ses regards. Il a toujours
présent à l'esprit " les allées et venues des vieux
saints d'Hibernie sur les eaux de la Manche "et il
imagine aisément saint Yves sur la même voie.
Ses pérégrinations
l'amenaient à franchir notamment deux rivières, le
Trieux et le Leff. La traversée du Trieux, si l'on
s'en tient au circuit Nord, se faisait tantôt entre
Kermarquer et la plage du Ledano, tantôt entre Goz-Ilis
et Crec'h Tiaï ou Pont-Erwan. A la rencontre des
flux et reflux qui se produisent à ces endroits,
apparaît sur la rivière une barre d'écume ou un
sillage argenté, parfois accompagnés d'empreintes
géantes. Les gens du pays disent alors comme si
l'événement venait de se passer: Tremenet eo sant
Erwan, emañ roud e dreid war an dour, saint Yves
vient de passer, on voit les traces de ses pieds sur
l'eau.
Devenu adulte, saint
Yves, traversa une fois le Trieux de manière
originale. Un soir que la mer battait son plein dans
l'anse du Lédano, raconte un informateur de Plounez,
il avait franchi l'étendue d'eau en marchant sur un
drap posé tout exprès pour lui par une lavandière de
Crec'h Tiaï qui l'avait reconnu. La pièce de toile
s'était allongée par miracle jusqu'à l'autre rive.
On ne peut s'empêcher de penser ici encore à saint
Gildas ou à saint Laur voguant sur leur manteau.
Restons avec saint
Yves sur les chemins du Trégor-Goëlo pour revenir un
instant sur l'ambivalence de sa personnalité. On
montre, aujourd'hui même, des talus où la fougère ne
pousse pas ou du moins ne pousse plus. Voici comment
le peuple explique ce phénomène : saint Yves prenant
souvent au plus court à travers champs s'était un
jour blessé en marchant sur une fougère sèche. Dans
son irritation momentanée, il s'était écrié, Biken
radenenn na savo er park mañ ken. Jamais plus
fougère ne poussera dans ce champ, maudissant la
plante à jamais.
Ce ne fut pas la
seule fois où saint Yves eut à s'en plaindre.
Plusieurs localités revendiquent l'événement sur
leur sol à Louannec, Yvias, Kerfot, Plourivo,
Plounez, Kerity, Plouguiel, Pommerit-Jaudy... Menés
sur les lieux par nos informateurs, nous y avons
effectivement constaté l'absence de fougères.
Certains de nos guides ont même prétendu avoir tenté
à plusieurs reprises d'en faire pousser sur les
talus en question. Jamais, ils n'y sont parvenus.
tant et si bien que cette croyance est devenue
l'objet d'une plaisanterie trégorroise : lorsque
l'on voit des fougères dans un champ, on s'exclame :
Sell ar radenn, n'eo ket bet sant Erwan deramañ
bepred ! Regarde les fougères, saint Yves , au
moins, n'est pas passé par ici !
Une autre plante fut
victime d'un semblable courroux par un autre saint.
Lorsqu'il aborda dans la baie de Saint-Brieuc, saint
Quay, évangélisateur d'outre-Manche, fut fouetté par
la population à coup de genêt. De colère, il maudit
cette plante qui lui avait arraché l'épiderme et
depuis ce temps, le genêt ne pousse plus à cet
endroit de la côte.
Au cours de sa vie,
saint Yves eut d'autres occasions de dire la
patenôtre à l'envers. Il ne supportait pas qu'on lui
manquât de respect. Jean Conan (1765-1834), le
célèbre auteur des Avanturio en donne un exemple
dans une vie de Saint Yves qu'il mit lui-même en
rimes bretonnes. C'était à l'époque ou Yves était
recteur de Trédrez. Il avait coutume d'aller se
reposer dans un petit champ non loin du bourg la
tête appuyée sur la pierre : plueg Sant Erwan,
oreiller de Saint-Yves. Profitant de son sommeil, un
pêcheur, sans doute hostile aux hommes d'église,
voulut lui jouer un tour en lui attachant une queue
de raie à la soutane : en se réveillant, Yves ne
s'en rendit pas compte tout de suite. Ce sont des
moissonneurs du bourg qui le lui firent remarquer.
De colère, il lança cette malédiction : houl ma
teuio brun pe marqued a lost eur rey a quemend a dey
deus e ras da james ehoudé Je demande que le fautif
devienne roux ou marqué d'une queue de raie, Lui et
toute sa descendance, à jamais !
Devenu recteur de
Louannec, saint Yves fut de nouveau la cible d'un de
ses paroissiens dans les mêmes circonstances.
Endormi sur une longue pierre dont la tradition a
gardé le nom de gwele sant Erwan, lit de Saint-Yves,
il échappa par miracle au coup de pelle d'un fermier
irascible qui n'appréciait pas de voir
l'ecclésiastique sommeiller alors que lui se donnait
tant de peine. Réveillé par le bruit de l'outil
heurtant la roche, Yves, qui avait de justesse
échappé à la mort, condamna le coupable, comme le
pêcheur de Trédrez, à voir sa chevelure virer au
roux et à la transmettre à sa descendance jusqu'à la
neuvième génération ! Cette couleur au moyen-âge
dénonçait la fourberie et la méchanceté.
Saint Yves assurément
n'était pas tendre envers ceux qui se moquaient de
lui ou en voulaient à ses jours comme le montre
cette nouvelle anecdote. Un jour à Yvias, au sommet
de la colline de Croaz Mingwenn, il se trouva en
présence d'un groupe qui se querellait. Il voulut
s'interposer. Bien mal lui en prit car les
antagonistes firent subitement bloc contre lui et se
mirent à lui jeter des pierres. L'une d'elles le
blessa au front. Furieux, Yves se retourna vers les
excités et demanda à Dieu de punir l'auteur de ce
mauvais coup. Depuis ce temps les premiers nés de
cette famille portent, aujourd'hui encore, une ou
plusieurs bosses sur la tête.
Une malédiction
identique, selon l'abbé France, avait été jetée à
l'adresse d'un homme de Kerfot qui s'était permis de
se moquer du futur saint. Celui-ci lui aurait
souhaité d'avoir des cornes au front comme les bœufs
dont son langage du Goelo imitait l'accent
disgracieux. Son vœu aurait été exaucé à l'instant
et la postérité de cet homme continue de porter
cette marque d'infamie, symbole du diable.
L'ensemble de ces
faits s'accordent mal avec la charité légendaire de
saint Yves. Aurait-il eu la tête près du bonnet ? Si
ces traits de caractère n'apparaissent pas ou peu
dans le procès de canonisation, ils correspondent
tout de même à son rôle de justicier, bien ancré
dans la mentalité populaire. Yves récompense le bon
et punit le coupable. Le Trégorrois lui-même
n'envisage pas de charité chrétienne à l'égard de
son ennemi qu'il voue justement à saint Yves ...de
vérité.
Il reste donc plutôt
favorable à la loi du talion et ne peut s'étonner
des réactions de son saint patron. Ainsi aura-t-il
fait saint Yves à son image pour mieux justifier
peut-être ses propres comportements. On trouve ici
également l'ambivalence de tout thaumaturge que l'on
assimile à un sorcier doté d'un pouvoir dont il se
sert pour faire le bien aussi bien que le mal. Mais
en fait, saint Yves ne fait que rejoindre ici les
emportements des vieux saints celtiques et autres.
La tradition orale et l'hagiographie bretonne en
fournissent de nombreux exemples.
Le souvenir de saint
Yves dans la mémoire populaire n'est évidemment pas
constitué de ces seuls excès de colère, loin s'en
faut. Il est avant tout perçu par la majorité comme
un bienfaiteur. Une expression encore aujourd'hui
des plus courantes parmi les bretonnants du
Trégor-Goëlo, fait en particulier allusion à sa
générosité.
Il s'agit de madoù
sant Erwan, les biens de saint Yves. Pour faire
l'aumône aux pauvres, saint Yves distribuait tous
ses biens. Il n'y avait rien de trop pour eux et
lorsque l'offrande semblait manquer, elle se
multipliait par miracle pour contenter tous les
nécessiteux qui se présentaient.
En rapport avec ce
dicton populaire, nous avons recueilli à maintes
reprises un récit légendaire dont voici une version
: Un jour, à genoux sur la pierre d'un lavoir, une
lavandière de Plounez sortait son drap de l'eau.
Mais, surprise ! Plus elle tirait, plus la pièce de
toile allongeait. Alors elle dit : Hag a vehe madoù
sant Erwan o dehe ur fin bennak, quand bien même ce
serait les biens de saint Yves, ça s'arrêterait, et
ça s'était arrêté. "Le drap s'était coupé net, au
ras de la main". C'était donc bien saint Yves qui
avait fait ce miracle. Une sculpture dans les
stalles de la cathédrale de Tréguier illustre ce
miracle.
La liste des
bienfaits de saint Yves est longue. Encore une fois,
ses pouvoirs sont à rapprocher de ceux des vieux
saints populaires.
Autrefois en
Bretagne, les populations des campagnes avaient peu
recours à la médecine officielle et lui préféraient
de loin leurs saints guérisseurs. Chacun d'entre eux
avait sa spécialité. Yves de Tréguier, lui, était
bon pour tout. Le cahier que les pèlerins
remplissent tous les ans dans l'église de Minihy est
édifiant à ce sujet.
On s'adresse à saint
Yves aussi bien pour guérir d'une longue maladie que
pour trouver du travail ou remettre la main sur un
objet égaré. Des fontaines lui sont dédiées en de
nombreux points du Trégor. Leur eau avait pouvoir
sur tous les maux. Comme les saints Quirio ou Cado,
saint Yves était invoqué par exemple contre la
furonculose, une maladie relevant autrefois des
seuls soins du folklore.
Cette affection porte
le nom des saints qui la guérissent. Ainsi
parle-t-on de gloaz sant Kirio, la blessure de saint
Kirio, drouk sant Kado le mal de saint Cado et
gorioù sant Erwan, les furoncles de saint Yves.
Aux yeux du plus
grand nombre, saint Yves, comme son ancêtre saint
Malo par exemple, avait également toute puissance
sur les éléments. Aussi les marins l'imploraient-ils
au milieu de la tourmente. Déjà en 1330, lors de
l'enquête de canonisation, un grand nombre de
navires en argent et en cire se balançaient à la
voute de la cathédrale de Tréguier, offert à Yves
Hélori par les matelots sauvés du naufrage.
Les cultivateurs, eux
aussi tributaires du temps, veillaient au grain et
ne manquaient pas de montrer leur reconnaissance au
saint pour obtenir de bons rendements.
Le jour du pardon,
certains d'entre eux se rendaient à Tréguier
arborant une belle tige de lin sur leur chapeau.
C'était une façon de montrer au saint leur
reconnaissance.
Au début du siècle,
deux pauvresses de la paroisse, Maï Gleuz et Perrine
Job ar C'harv, se tenaient près du cénotaphe dans
l'enclos du cimetière du Minihy. Lorsqu'un pèlerin
leur donnait une pièce, elles lui offraient un petit
caillou blanc en disant : Yec'hed deoc'h gant Doue
ha Sant Erwan, lakit hennezh war ho touar hag a po
lin kaer ! Que Dieu et saint Yves vous accordent la
santé, mettez cette pierre sur votre terre et vous
aurez du beau lin ! De retour à la ferme, les
paysans, avec conviction, jetaient dans leur champ
de lin ces petites pierres, baptisées meinigoù sant
Erwan.
Saint Yves comme tous
les vieux saints d'Armorique avait son ou plutôt ses
cantiques. Il en est un cependant qui connut et
connaît encore une plus grande vogue que les autres.
Sur tout le parcours du grand pardon du 19 mai, les
pèlerins entonnent le célèbre chant religieux, connu
de tous en Bretagne et au delà. : "Na n'eus ket en
Breiz, na n'eus ket unan, na n'eus ket ur sant, evel
sant Erwan ! " Il est l'œuvre du chanoine
Jean-François Le Pon (1848-1898) originaire de
Plourivo, également connu sous le pseudonyme de
Laouenanig Zant Erwan, le petit roitelet de saint
Yves.
Auteur de nombreux
autres chants religieux, il prit une part active à
la rénovation du grand pèlerinage du mois de mai et
fut aussi le grand organisateur des fêtes mémorables
à l'occasion de l'inauguration du nouveau tombeau
érigé à saint Yves dans la nef de la cathédrale de
Tréguier. B.
Le succès du cantique
en pays de chanteurs ne pouvait qu'inspirer d'autres
compositeurs sur le même air come cette prière à
saint Yves de venir prendre un repas sans faire de
manière, ce qui somme toute correspond bien au
personnage : Aotro sant Erwan, Seigneur saint Yves,
Deuet dumañ d'ho koanVenez souper chez nous 'Vo ket
ur friko,Ce ne sera pas un festin, Met leiz kof a vo
!Mais vous en aurez plein le ventre ! Cette
formulette amusante couramment utilisée aujourd'hui
par les bretonnants du Trégor-Goëlo pour illustrer
une invitation à la bonne franquette est ressentie
par certains comme un manque de respect envers le
saint.
Mais le Trégorrois
est moqueur de nature et il lui arrive assez
souvent, sous le ton de la plaisanterie, de braver
les autorités religieuses. La rime est une de ses
meilleures armes dans ce domaine et les couplets
pastiches se multiplient sans retenue : Ev a rae
gwin gwenn, rhum plouz ha mader Laret a rae d'an dud
: sellet deus ma revr !Il buvait du vin blanc, du
rhum et du madère, Il disait aux gens, regardez mon
derrière ! Ev a rae lagout, ev a rae mader Ken a rae
chiboud, war gê Landreger. Il buvait de la goutte,
il buvait du madère, Tellement qu'il roulait sur les
quais de Tréguier. Nous sommes là sur des chemins
qui s'écartent de notre saint personnage et par
crainte de représailles, nous allons les quitter.
Disons tout de même que cela correspond bien à
l'esprit trégorrois qui met sa verve gouailleuse au
service de son anticléricalisme latent.
La lecture de ces
quelques pages met en évidence l'extrême présence de
saint Yves dans la mémoire populaire, aujourd'hui
encore, en Trégor-Goëlo. Passée dans le moule de la
tradition orale, la vie de cet enfant du pays est
devenue légendaire. Autrement dit, un homme
historique, fut-il aussi célèbre que saint Yves, n'a
pas échappé à l'emprise d'un folklore sans cesse en
mouvement qui l'a transformé pour ainsi dire en
saint de la légende dorée.
Cependant, on aura remarqué dans ce portrait un
trait qui ne manque pas de surprendre chez ce modèle
de sainteté, c'est son implacabilité. Derrière le
bon saint Yves du Minihy, père des pauvres,
protecteur de la veuve et de l'orphelin, il y a du
saint Yves de Vérité. |